lettre à une vieillarde du prochain siècle
Toi, là, tu te tiens les épaules voûtées ; tu as peut-être les cheveux gris, ou peut-être blancs ; tu as perdu des dents en route ; ton visage est marqué par le temps ; tu grinces un peu des articulations ; tu oublies des choses ; tu cherches tes mots et certains de tes souvenirs ; tu dors peu ; tu souris peu ; tu vis silencieusement. Du corps que ton père et moi avons façonné, il ne reste sans doute plus grand chose. Tes joues rebondies d'un rose délicieux, ta voix si claire et ton rire si franc, tes cheveux soyeux, ta peau lisse et veloutée, tout ça n'existe plus. Mais là, oui, là, dans ce corps de vieille femme, il y a ton cœur qui bat, cette pulsation qui vient de l'amour, de l'amour véritable. Et puisses-tu avoir gardé, dans un recoin de ce cœur, les caresses que ton père faisait à mon ventre qui t'abritait, les mots que je t'ai murmurés quand tu es sortie de moi, le goût de mon sein et l'odeur de nos corps, nos rires en cascade et la sensation de la vie qui vibre dans ton petit corps de toute petite fille. Puisses-tu avoir gardé, ma chérie, ma toute douce, un peu de ton adorable naïveté, un peu de ton étonnement perpétuel, un peu de ta tendresse et un peu de ta bougonnerie, puisses-tu avoir gardé cette incroyable manière que tu as d'être au monde. Je ne serai plus là, tu sais, mon amour, pour te tenir la main, pour caresser ton crâne, pour cueillir tes larmes avec ma langue avant qu'elles ne roulent sur tes joues, pour jouer à la maman tigre et te faire rire aux éclats, pour te gronder avec les sourcils froncés quand tu fais une bêtise, pour t'écouter dire tout et puis aussi n'importe quoi, pour te couvrir quand tu as froid et t'asperger quand tu as chaud. Mais de toutes façons, est-ce qu'on aime toujours jouer aux tigres quand on a quatre-vingt-dix ans, hein ? On ne sait pas mon cœur, on ne sait pas. Je ne serai plus là, mais j'imagine la plaisanterie dans tes yeux, la délicatesse de tes mains bleutées, la grâce de tes mouvements de vieille dame. Et sache qu'au jour de ton premier anniversaire, ton père et ta mère ont beaucoup parlé de toi, et surtout du moment où tu as miaulé pour la première fois, ils ont écrit des mots d'amour sur du papier marqué de ton initiale, pour que tu puisses les lire plus tard ; sache surtout que tu as regardé la flamme de la bougie avec curiosité ; que tu as écouté Vivaldi en dansant de tout ton petit corps, que tu as été fêtée par les gens qui t'aiment et que tu as beaucoup ri. Et tu sais, j'espère, oh oui, j'espère de tout mon cœur, que ce sera presque pareil pour ton anniversaire au début du siècle prochain. So long, mon lapin, et n'oublie pas, la vie est là, droit devant.
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